Avant les Impressionnistes…
Cette croyance répandue d’un artiste torturé par sa création est en réalité très récente. Elle est née vers le milieu du 19ème siècle avec le courant impressionniste. Auparavant, le peintre possédait un savoir-faire, un métier reconnu et une clientèle privilégiée. Pas de quête de style, juste quelques spécialités qui nourrissaient honnêtement son artisan ; le portrait familial ; la scène de chasse ; le bouquet décoratif ou le nu mythologique (dépourvu de toute malice, bien évidemment!) autant d’œuvres qui dérangeaient peu les conventions et l’acheteur. J’aime à penser que cette société corseté pouvait s’extasier benoitement devant un sein blanc, de la fesse généreuse, des corps enlacés, dès l’instant que le carquois de Diane chasseresse « validait » le spectacle!
William BOUGUEREAU
Nymphes et satyres…
Par opposition, vous comprendrez pourquoi, un tableau de Manet figurant des prostituées dénudées aux côtés de leur clients contemporains, attirera les crachats (il faudra le faire protéger par un gendarme…)
Ce Détail qui fit voler l’Histoire de l’art en éclat:
Cependant, tout évolue… Cet art sclérosé depuis des siècles, se heurte à une véritable apocalypse : la photographie ! Imaginez le choc pour certains, ,« le scandale» provoqué par cette invention diabolique. La jeune génération en revanche, est loin de voir dans ce nouveau procédé un concurrent déloyal Ces artistes perçoivent la photo comme une libération ! Les vieux codes qui obligeaient les peintres à travailler les mêmes sujets de la même manière, peuvent enfin être remis en question.
Ici, le salon officiel qui permettait de se faire connaître ou reconnaître ( parmi des milliers d’œuvres et une seule fois dans l’année…) Il fallait faire grand (TRÈS grand) pour être simplement visible, d’autres choisissaient de faire BRILLANT ( d’où des couches de vernis parfois excessives qui condamnèrent certaines toiles…)
Il y a désormais une nécessité vitale à se réinventer : la peinture classique, qui instaurait un académisme comme référence unique et rigide peut enfin voler en éclats ! Les Boudin, Cézanne, Degas, Monet, Pissaro, Renoir, Sisley… refusés d’année en année au seul Salon d’Exposition Officiel peuvent s’échapper et exprimer leurs désirs de différences dans un espace moderne en 1874 : l’atelier du photographe NADART !
Remarquons que d’autres inventions bouleversent l’Art de cette époque industrielle: les tubes, permettant de transporter la peinture à l’huile hors de l’atelier ; les trains, permettant de transporter les peintres hors de leur ville grise ; les traités sur la physique des couleurs qui révolutionnent la compréhension de celles-ci. Comment s’étonner qu’une période aussi prolixe donne naissance à des peintres révolutionnaires ? Les impressionnistes sont intrépides et passionnés, le romantisme ambiant les poussent à écouter leurs émotions et à transgresser les anciens carcans qui étouffaient la peinture. Place à des choix audacieux ! Les bleus se mêlent aux oranges pour créer des bruns ( ce qui fera dire aux vieux jaloux, que les nues sont des « noyées » tant les ombres basculent dans les violets…)
Les paysages, considérés comme un genre mineur sont enfin découverts : les artistes sortent pour faire vivre la lumière et rendre hommage à ces sujets changeants et innombrables.
L’Art devient un risque !
Ces jeunes barbus impétueux questionnent la peinture, se fixent des défis, se cherchent une personnalité. Qu’est-ce que la couleur? Comment la lumière, la pollution, la vapeur, les reflets, jouent avec elle? De là découlent tous les tableaux « en série » sur lesquels se déclinent toutes les heures du jour: les cathédrales, les meules et les locomotives de Monet…
La Cathédrale de Rouen dans tous ses états… dans ses lettres à son épouse, Monet avouait en « rêver la nuit et n’en plus pouvoir »! Il réalisa toutes ses toiles durant la même période, les alternant en fonction des heures du jour et du climat.
Renoir s’intéresse quant à lui aux jeux d’ombres, à la rapidité de son exécution…
L’éphémère devient défis ! En extérieur, il n’est plus possible de travailler longuement : la touche s’empâte, l’artiste doit « peindre dans le frais » et recommencer encore et toujours. Le sujet s’efface dans la recherche de l’effet qui révèlera le soleil ou le vent…
Les peintres conventionnels, heurtés par ces sujets mineurs et cette facture bâclée, hurlent en cœur : « C’est la fin des BEAUX arts ! »
Quitte à être pauvre, le peintre s’engage:
Le 19 ème siècle c’est aussi l’extrême misère de la classe ouvrière, travaillant de l’enfance à la mort pour se nourrir avec peine. Paris, ville lumière est également la ville de la prostitution à tous les étages… Les artistes témoignent donc de cet esclavage moderne, notons que tous ont vécus à un moment ou un autre des soubresauts politiques tragiques (révolution de 1830 qui fit chuter Charles X; émeutes de juin 1848 avec 4000 morts et 15 000 déportés et enfin la triste Commune en 71, avec une boucherie de près de 25 000 fusillés !)
Nous voici donc bien loin des naïades charmantes et insouciantes…
Degas: Blanchisseuses, entre l’alcool et l’épuisement. Des petites bonnes surprises par un voyeur durant leur toilette (le cadrage si particulier…)
Puisque les routines picturales ont volées en éclats, et que la plupart des créateurs peinent à être reconnus, chacun s’interroge sur de nouveaux modes d’expressions et une facture personnelle, en toute liberté. La sensibilité des artistes, porteuse de diversités, d’émotions, d’anecdotes particulières, fait éclore des œuvres originales qui marqueront l’histoire. Le rôle de l’artiste change: il devance le goût de son temps, quitte à ne pas être compris. Hors des conventions sociales, il doit s’affirmer comme unique dans ses choix, ouvrir son propre sillon… Certains connaitront dès lors une célébrité posthume, quand l’œil du public se sera accoutumé à ses partis pris modernes (et ça, c’est ballot). Certaines toiles ne sont « lisibles » ou acceptables que plus tard; les exemples sont légions depuis.
Cette sensibilité, ces choix professionnels qui ne sont pas forcement rémunérateurs, sont donc souvent sous tendus par de violentes passions. Ainsi, certaines pathologies profitent à la créativité. Citons la bipolarité qui porte en elle quantités « d’avantages » propices à l’art moderne ou contemporain: hypersensibilité émotionnelle, facilité à penser hors des cadres; perfectionnisme, capacités à travailler des heures sur une obsession, etc.
Le bon docteur Gachet, qui hébergea bien des peintres (souvent contre des toiles, il était fin collectionneur…), déclarait 2 jours avant le suicide de Van Gogh: » cet homme n’est pas fou; c’est un artiste! »
J’espère avoir éclairé votre nuit en vous expliquant modestement ce mythe de « l’artiste maudit » (mais heureusement pas toujours…)
Sylvie.